CHAPITRE PREMIER
 

 

            Tout a commencé lorsque l’ambulance du S.A.M.U. a livré au service des urgences un accidenté de la voie publique répondant au nom de Lepointre Alphonse.

            C’était il y a trois mois. Je poussais mes chariots. Mon boulot, c’est de pousser des chariots. Depuis quatre ans que je travaille à l’hosto, j’ai dû faire des centaines de kilomètres, avec mes chariots. Je suis un expert en chariots ; de beaux chariots avec deux grosses roues à l’arrière et deux petites à l’avant. Dossier en skai, frein à manette. C’est pas drôle de pousser des chariots, huit heures par jour. Des chariots vers le labo, des chariots vers la radio, des chariots vers les goguenots !

             

            Et sur mes chariots, il y a des vieux. Parce que l’hosto où je travaille est un hosto pour vieux. Quand un vieux se casse une jambe, quand il se fait renverser par un bus, ou quand il avale le pommeau de sa canne pour en finir, on l’amène dans mon hosto. Pour qu’il y crève ! En fait d’hôpital, ce serait plutôt la salle d’attente du cimetière. Depuis que je pousse mes chariots, jamais je n’ai vu quelqu’un sortir d’ici vivant, sauf pour aller dans un autre hosto, ce qui n’est pas de jeu ! Ou bien, c’est une exception, comme Lepointre Alphonse…

            Les vieux arrivent en ambulance, à pied, à plat ventre, sur le dos de leur petit-neveu, et c’est parti. Direction la chambre, la visite, les rayons, la rééducation : au bout du circuit, le cercueil. En face de la grande entrée, un magasin de pompes funèbres nous réjouit la vue, de sa façade aguicheuse. Le croque-mort sourit à ses futurs clients, lorsqu’ils passent devant son échoppe. C’est un Auvergnat, le beauf d’un type de l’hosto.

            Je suis affecté au service de rééducation. Mon port d’attache en quelque sorte. N’allez pas croire ça, il ne s’agit pas de coller les vieux dans un lit et d’attendre qu’ils claquent ! Ah non, non, non ! Avant, il faut qu’on les opère, qu’on les irradie, qu’on essaie sur eux les nouveaux médicaments, et surtout, qu’on les rééduque ! Manquerait plus qu’à 90 ans, ils marchent de travers ! Marcher droit, bouffer droit, crever droit, et qu’ça saute, une, deux !

            Le service de rééducation, c’est du moderne. Il y a des cages avec des poulies, des sacs de sable, des haltères et des poids. C’est pas parce qu’on est vieux qu’on ne doit plus porter de poids.

            Notre service de pointe dispose également de baignoires et de douches, ce qu’en langage scientifique, les médecins appellent « hydrothérapie ». Et encore des cannes, des béquilles, des vélos. Si vous continuez de boiter, c’est que vous y mettez de la mauvaise volonté…

            Mon boulot, c’est d’aller dans les étages, de virer les vieux de leur lit douillet, de les hisser sur mes chariots, et de les expédier au rez-de-chaussée, dans les bras des kinésis. Dans les gros bras pleins de poils des kinésis.

            Et les kinés les rectifient : T’as le col du fémur en cale sèche ? Te bile pas, grand-père, en deux coups les gros, je te masse, je te secoue, je t’articule ! Hop ! À raison d’un vieux par demi-heure et par kiné, ça carbure, mes chariots !

            Voilà ma vie, me lever tôt le matin, traverser la banlieue riante sur ma mobylette pour pointer à sept heures et demie… Je suis le premier arrivé, avec mon copain Budat. On passe un coup de balai rapide, à huit heures, la ronde infernale peut commencer.

            *

 

            * *

 

            Budat et moi, huit heures de rang, on cavale dans les couloirs, on saute dans les ascenseurs, on fonce dans les étages, avec nos chariots. Toujours avec nos chariots !

            En plus de la kinési, il y a l’ergothérapie. La « rééducation par le travail ». C’est dans une grande salle que ça se passe. À droite les hommes, à gauche les femmes, une cloison au centre. Et que je te repasse, et que je te tricote, et que je te scie, et que je t’astique. Mais oui ! Certains vieux sont encore assez valides pour bosser un peu, alors l’Assistance publique leur a prévu un coin exprès… C’est l’effervescence, à l’ergo. Certains parviennent à se faire un petit pécule en revendant leurs écharpes ou leurs dessous-de-plat. De quoi se payer un paquet de biscuits ou un litre de rouquin 12°. Quand on n’a pas de famille…

            Mais l’ergo, ça ne nous concerne que très peu : les vieux qui y vont sont encore assez alertes pour se passer de nos chariots. Au fond, Budat et moi, nous menons une vie douce et paisible. Le service de rééduc’ a même la réputation d’être assez planqué. À côté du service Bantrek, au bâtiment Nord, avec cette crapule de surveillante, chez nous, c’est la sinécure.

            Bantrek, c’est le médecin. Il n’a pas réussi à faire autre chose que gériatrie. En langage médical, pour ne pas dire « les vieux », ils disent gériatrie. Alors, il se prend pour Barnard, à trôner parmi ses cols du fémur vermoulus, ses prostates bègues, ses artérites galopantes et ses hémiplégies du cinquième âge. Il fait trimer les infirmières comme c’est pas permis !

            Nous, notre médecin, not’maître, c’est Picasseau. Il s’appelle vraiment Picasseau. Il est bon avec le peuple. Lui, au moins, il a tout de suite compris quel était le problème, dans cette boîte. Alors, il ne se foule pas. Il fait sa consultation tranquille, deux fois par semaine, devant les kinésis. Il cause avec les vieux, sympa et tout ; ça doit leur faire plus de bien qu’une séance d’électricité.

            Oui, j’avais omis de signaler ce fait, qui, bien que secondaire, ne manque malgré tout pas de sel : nos vieux, on les électrocute ! On les capture par surprise, on les couche sur une table, dans des boxes spéciaux, on les sangle avec des lanières de caoutchouc et zou, on leur envoie du jus dans les rotules ! Pas du 220, évidemment. Du thérapeutique. Il y en a qui croient dur comme fer que ça les soulage ! Ils en redemandent ! Si, si. Une fois, j’ai oublié une mémé, branchée sur la machine diabolique. Je suis parti à la cantine, et une heure après, elle était toujours là, à vibrer sous les décharges. Toute contente : elle m’a juré que ses douleurs lombaires s’étaient éteintes…

            *

 

            * *

 

            Tel était l’horizon radieux de ma petite vie, avant que, sous l’influence bénéfique de Lepointre, je ne devienne un bandit redoutable !

            J’ai rencontré Lepointre à la consultation de Picasseau. D’ordinaire, c’est la franche rigolade. Les vieux arrivent en salle de kiné, un par un, chariotés comme il se doit par Budat, ou moi-même. Avec leur dossier. Attention, le vieux, ce doit être muni du dossier comportant le récit minutieux de ses aventures médicales antérieures !

            Le patron, les kinés, et l’ergothérapeute, un farceur, celui-là, sont assis en rond, autour d’une table d’examen. Glaodec, le chef kiné, présente les malades, le cas, les radios, l’étiologie et tout… Picasseau s’en empare alors, le fait allonger, le tripote, lui cogne dessus avec un petit marteau en plastique et explique au kiné ce qu’il convient de faire. C’est-à-dire pas grand-chose. La prescription, c’est toujours de remuer le lascar un peu dans tous les sens, posologie, deux fois par jour. En général, ça s’arrête là. Le gag, c’est que dans 90% des cas, les vieux sont complètement secoués et Picasseau, grand farceur devant l’Éternel, a un truc infaillible pour nous faire marrer. Qui est le président de la République ? leur demande-t-il.

            — Heu, ben acré bonsouér… Falguière ?

            — Ah, ben, pour sûr, René Coty !

            En nous voyant nous fendre la gueule, les artistes sont très contents et ça leur remonte le moral. L’hilarité, ce n’est plus tellement leur rayon, d’habitude.

            Alors, le jour où Lepointre est passé à la consult’, il y a eu des surprises…

            Il s’était fait mettre en l’air par un 15 tonnes, juste en face de chez lui, à Juvisy. Fracture de la palette humérale gauche, avec séquelles neurologiques.

            J’ai vu arriver un gars trapu, au crâne dégarni, mais aux cheveux longs sur la nuque, bedonnant, et bien planté sur ses deux jambes. Il avait d’ailleurs refusé le chariot obligeamment proposé par Budat.

            — Alors oui…, a commencé Picasseau en clignant de l’œil, voici une fracture à mettre en relation avec l’ostéoporose sénile, n’est-ce pas ? Voyons tout d’abord l’état psychologique du sujet. Monsieur, heu, Lepointre, quel est, aujourd’hui, n’est-ce pas, le nom du président de la République ? Mmh ?

            Lepointre a jeté un coup d’œil circulaire sur l’assistance, se demandant si c’était du lard ou du cochon. Il a regardé son bras enrubanné de pansements, puis Picasseau. Avant d’éclater :

            — Mais qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Vous allez vous occuper de ma blessure !

            Il a continué en hurlant que c’était une maison de fous, ici, qu’il l’avait bien vu tout de suite, et qu’il ne fallait pas le prendre pour un cave, sinon, ça allait saigner.

            Du coup, personne ne s’est marré. Picasseau était blême, et Glaodec tout rouge. Normalement, c’est lui qui prépare les consultations ; s’il avait bien fait son boulot, il aurait pu prévenir que Lepointre n’était pas gaga, qu’il était réellement là à cause de son accident, et il avait des chances de s’en sortir vivant !

            Picasseau s’est excusé, a examiné la fracture, Lepointre est reparti avec son dossier sous le bras. Je l’ai rattrapé dans le couloir pour lui indiquer le chemin de sa chambre.